15 minutes de la vie d’une femme par Agnès Maillard

Publié le par durand christian

BROUHAHA

QUINZE MINUTES DE LA VIE D’UNE FEMME
16 h 50. Quatre fois par semaine, quelle que soit l’activité en cours, il me faut tout laisser tomber immédiatement pour aller chercher la gosse à l’arrêt de bus.

À 17 h pétantes, qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il bruine, qu’il caille ou qu’il cagne, le minibus déverse sa cargaison de trolls à l’arrêt du quartier. Enfin, c’est un arrêt comme on est un quartier : la croisée de deux routes de campagne perdues au milieu de nulle part, un paysage qui n’est pas sans évoquer subtilement la scène culte de La Mort aux trousses. Un endroit de rien, rien pour s’asseoir, rien pour se protéger. Juste braver stoïquement les éléments en attendant le débarquement des Gremlins hurleurs. Je ne sais pas pourquoi les enfants n’arrivent à s’exprimer qu’en hurlant, ça me pète le casque. À moins que je ne sois en train de chopper une ouïe de vieille peau.
Je n’ai jamais tenté l’expérience d’arriver à 17 h 01.
Des fois, le car passe à 10. Ça tombe plutôt les jours de temps de chien, où je me pèle comme une malade, où, en plus, j’ai mal calculé mon timing et où les autres parents motorisés ne débarquent qu’à l’heure précise, me privant de leur asile climatique. Mais je suis certaine que si, d’aventure, je m’aboulais un jour à 17 h 01, ce serait pour voir les feux arrières du bus clignoter comme des étoiles s’éloignant sur un doppler, surmontés de la trogne chiffonnée de ma fille au museau larmoyant collé sur la vitre arrière. Et après, je ne sais pas. Je ne sais absolument pas ce que la chauffeuse peut bien faire des gnomes dont les parents inconséquents n’étaient pas au garde à vous à l’heure pétante. Tout ce que je sais, c’est que les ordres sont clairs : pas de parents, pas de lâcher de nain. On rembarque. On redémarre.
Et surtout, surtout, on ne regarde pas dans le rétroviseur s’il n’y a pas un parent échevelé qui tente un sprint ultime pour rejoindre la chair de sa chair si peu ponctuelle.
Une fois, la gosse s’est trompée. Elle devait m’attendre à la garderie jusque vers 18 h, mais elle a pris le bus. Et s’est retrouvée brutalement à faire l’expérience de l’extrême solitude quand elle s’est souvenue de son erreur, un peu avant d’arriver au fameux croisement. Je ne sais pas comment elle s’est débrouillée, mais elle a réussi à descendre avec le troupeau et à s’incruster dans une fratrie : goûter dantesque dans les gencives et wiimotescotchée à la menotte, la gosse s’y était très bien prise pour survivre pendant que les parents me géolocalisaient sur ma balise argos personnelle.
Cela dit, je persiste à être ponctuelle comme le fisc et les pompes funèbres réunis.
Parfois, c’est plus compliqué, comme un ami qui m’appelle sur le coup de 16 h 40. C’est juste, mais c’est jouable. Surtout que ce n’est pas un grand bavard devant l’éternel. Sauf ce jour-là. Au bout de 10 minutes, forcément, je deviens plus distraite, mais il serait malvenu de lui couper le sifflet brutalement. Alors, je galope dans la maison, le bigophone coincé au creux de l’oreille, tout en m’acharnant à enfiler mes bottes d’une seule main en sautant à cloche-pied. À moins cinq, j’atteins la porte et je dois jeter mon pote à toute allure, à peine le temps de m’excuser. C’est con, déjà qu’il n’appelle pas souvent. Et je cours comme une dératée, en me réjouissant intérieurement d’avoir suffisamment d’activité physique pour ne pas me faire péter le palpitant sous l’effort. Tu peux y aller, ce jour-là, le bus était à l’heure.
Moi aussi.
Mais je faisais pitié, à haleter comme un rescapé du marathon de New York, un rouge paysan dévorant mes joues et les cheveux en furie.
Encore un peu et la gosse serait remontée dans le bus de trouille…
Aujourd’hui, j’ai du bol. En dehors du fait que l’hiver joue les prolongations et qu’un petit vent mesquin traverse ma veste pour me geler l’échine, j’ai du bol. Dix minutes avant, il pleuvait des hallebardes, mais juste là, il fait beau. Enfin, il y a une trouée de soleil qui tente de sécher la route pendant qu’un gros nuage sombre et ventru me talonne. Si ce n’était pas cet horaire de lapin blanc, j’apprécierais chaque jour à sa juste valeur cette promenade martiale à travers champs, seulement accompagnée du bruit de mes pas. Encore que je le trouve bien présent, le bruit de mes pas. J’ai la botte gauche qui grince tellement qu’elle me fait penser à Dark Vador. Pas le grand méchant classieux de George Lucas, mais le petit bancal de Mel Brooks. Je suis une parodie de Dark Vador des cambrousses. En plus, ce n’est pas vraiment un grincement, c’est plutôt un couinement.
Schmouick, schmouick, schmouick.
Quelque chose de l’ordre du têtard asthmatique.
Ça me gâche mon trip, un peu comme quand mon dérailleur se met à vibrer pendant que je roule sur une sente oubliée du monde. Au bout d’un moment, je n’entends plus que ça et même les oiseaux finissent par se taire, gênés.
Ce n’est pas comme si c’était des bottes au rabais. J’ai arrêté, avec les pompes ou les fringues au rabais. Parce que c’est toujours moins bien taillé. Ce que j’ai pu morfler dans mes pompes étant plus jeune. Ma grand-mère disait que c’était le temps que le pied se fasse à la chaussure. Elle, elle avait des petits pieds tout tordus avec des oignons partout. Le truc qui ne donnait pas envie que laisser son pied se faire à la chaussure. Mais bon, j’y croyais. Alors, longtemps, j’ai acheté des chaussures pas chères qui faisaient mal aux pieds plus ou moins longtemps. Parfois, tout le temps. Jusqu’à ce que quelqu’un craque. Elles ou le propriétaire du pied. Parce que les mauvaises groles ont au moins la bonne grâce de ne pas durer longtemps. Ce qui fait qu’on en change souvent. Et que ça revient cher à la longue. Et c’est bien ça le problème avec les sapes au rabais : ça se voit, ce n’est pas seyant et en plus, ça revient cher à l’usage. D’ailleurs, en moyenne, être pauvre revient toujours plus cher qu’être riche, à l’usage.
Prenons mes bottes qui couinent, précisément. Des gants de pied. Le jour où j’ai tenté ma chance, j’ai calé mes petits pieds dedans comme si j’enfilais une paire de charentaises. Confort absolu, ligne impeccable, jusqu’aux sangles qui soulignent la finesse de la cheville sans refuser la force du mollet. Elles m’ont coûté un œil, il y a cinq ans. Et elles vont facilement en faire le double. L’investissement initial étalé sur la durée de vie totale en fait probablement mes chaussures les moins chères en dehors d’une paire de tongs qui avait miraculeusement tenu deux ans. Sans compter les économies en pansements et podologue, et le fait que mes petits pieds resteront mignons plus longtemps. Et qu’avec elles, déjà, j’en ai bouffé des kilomètres, dans les rues, les couloirs, les chemins.
Plus ma petite route de campagne, mon petit ruban de nulle part, mon chemin de croix personnel. D’octobre à mai, elles me portent à mon petit rendez-vous quotidien, sans faillir, sans jamais me ralentir, fidèles au poste, solidement plantées dans la terre de Gascogne quand la môme surgit du bus en beuglant avant de se jeter dans mon giron comme si elle voulait fusionner avec moi dans l’élan.
17 h 05. Quatre fois par semaine, j’emboîte le pas sautillant de ma fille, souriant de retrouver son exubérance folle, son jacassement ininterrompu, ses histoires de cours de récré. Et je prends juste le temps de savourer l’instant, ce tandem amoureux dont la balade est bercée par le chuintement à présent étouffé du cuir de mes vieilles bottes préférées.

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