Louisa

Publié le par durand christian

- Je suis le président du jury chargé d'instruire votre contrat de formation. Ces demoiselles sont mes assistantes et nous avons trente minutes à vous consacrer. Si vous n'êtes pas retenue à cet entretien votre formation sera invalidée. Commencez par nous présenter votre parcours et les raisons qui vous mènent ici, Mademoiselle.- Bonjour, je suis Louisa Grindberg, j'ai 33 ans. Je suis maîtresse de maison à l'institut La clé qui ouvre, depuis 8 ans et sur les conseils de mes collègues et de mon employeur j'ai entamé il y a 6 ans un parcours de formation pour devenir responsable du lieu. Les assureurs exigent que je sois titulaire du brevet d'état pour continuer d'exercer.- Ah, voilà encore une candidate envoyée par les assureurs. Ne savez-vous pas Mademoiselle que ce brevet n'est pas fait pour répondre aux besoins des assureurs mais aux besoins des publics accueillis dans les structures déléguées par le ministère ?- Je le sais mais je n'ai pas attendu ce brevet pour répondre aux besoins du public accueilli dans l'institut. Le groupe avec lequel je travaille compte 13 jeunes, filles et garçons qui bénéficient de soins thérapeutiques tout en suivant leur scolarité. Ils sont diagnostiqués comme incasables et nous sont envoyés depuis partout. Vous connaissez La clé qui ouvre ?- Mademoiselle je vous saurai gré de ne pas inverser les rôles, c'est moi qui pose les questions. Si je connais La clé qui ouvre ? Je sais que les jeunes s'enfuient fréquemment de cet établissement. Que faites-vous donc pour éviter que les jeunes livrés par la justice ne puissent plus troubler l'ordre public ?- Eh bien avec mes collègues et les enseignants nous mettons en place des actions à visée éducative qui confrontent ces jeunes à d'autres environnements que ceux fréquentés jusqu'à maintenant. Dernièrement une dizaine de pensionnaires sont partis en forêt dans le Juras découvrir l'agriculture biologique et l'élevage caprin. Ils ont été accueillis dans une ferme à la frontière suisse où ils ont fabriqué un hangar avec les travailleurs de la ferme. Certaines et certains ont préféré se consacrer aux chèvres et à la fabrication de fromage. Nous avons même eu des volontaires qui sont allés sur les marchés vendre leur production.- Bien sûr Mademoiselle vous allez me dire qu'ils n'ont pas volé la recette et sont gentiment rentrés à la ferme.- Je n'ai nulle intention de vous faire croire quoi que ce soit, vous me demandez ce que nous faisons, je vous le dis. Ce que nous mettons en place avec ces jeunes que plus personne ne veut accueillir ne relève pas de l'exploit. Nous travaillons durement pour leur permettre de renouer des liens de confiance. Et pour vous répondre, oui monsieur, les jeunes sont rentrés seuls avec la recette et avaient même réussi à négocier le prix de l'huile que nous leur avions demandé d'acheter.- Très bien. L'homme réfléchit avant de reprendre : Que feriez-vous si vous appreniez qu'un viol venait d'être commis dans la structure, pendant votre service ?- J'appellerai deux collègues. A trois professionnels nous pourrions prendre en charge le groupe restant et individuellement l'auteur et la victime.- Vous avez toujours sous la main deux collègues qui n'attendent que votre appel ? Dois-je en déduire qu'il y a trop d'employés à La clé qui ouvre ?- Non, mes collègues sont occupés mais il leur est certainement possible d'intervenir. Ils n'attendent pas, ils sont avec les jeunes mais en cas de crise comme dans le cas que vous évoquez, il me semble possible de modifier le programme. Un viol, ce n'est pas rien. L'organisation de la structure s'adapte aux situations d'urgences quand c'est nécessaire. Mais vous avez certainement raison il n'y a pas besoin d'être trois professionnels en pareille situation. Je m'occuperai donc du violeur, de la victime et du groupe.- Bravo Mademoiselle, voilà qui me fait plaisir à entendre. Bien sûr vous n'allez pas chambouler l'organisation de l'institut pour une histoire de viol. Il y a des choses bien plus importantes à gérer. A ce propos que pensez-vous des bracelets électroniques pour ceux que vous appelez les incasables ?- A vrai dire les débats médiatiques actuels me paraissent peu sérieux. Le bracelet électronique est utilisé pour les personnes condamnées par la justice. Les jeunes que nous accueillons ne sont pas condamnés mais protégés. Leur faire porter le bracelet électronique ferait d'eux des coupables qu'ils ne sont pas. Mais je ne suis pas ministre ou députée, ce choix revient aux gouvernants pas aux travailleurs sociaux. Je ne vais pas m'immiscer dans leurs affaires, moi je me contente d'appliquer les règlementations.- Très bien mademoiselle, je vous délivre le brevet d'état.- J'ai le brevet d'état ?- Oui Mademoiselle, je viens de vous le dire. - Vous me faites un papier, un vrai diplôme ?- Voici pour le moment l'attestation comme quoi vous êtes reçue, le brevet d'état officiel sera disponible d'ici douze semaines mois. Vous devrez passer le prendre à la direction en charge des affaires sociales. Tenez, votre attestation.- Merci, au revoir Monsieur.- Au revoir Mademoiselle, et faites en sorte que les gamins dont vous avez la charge ne troublent plus l'ordre public. Sur ces paroles elle franchit la porte du bureau. Louisa a du mal à y croire. Elle venait pour un contrat de formation et la voilà diplômée. Pour une fois, l'administration est efficace, pense-t-elle. Enfin ça y est, elle est titulaire du brevet d'état. La pause-déjeuner Louisa se gare sur le parking. Un chien errant pisse sur une voiture. Elle arrive devant le digicode et le chien qui l'a suivie s'apprête à lever la patte sur elle, mais elle le dégage d'un coup de pied dans la gueule. Elle compose la combinaison tout en proférant : Abracadabra ! Ouvre-toi ! La porte en verre s’ouvre, elle grimpe dans l’ascenseur qui monte au 4ème étage. Louisa entre dans l'appartement de son amie Claire.- Coucou - Maman ! - s'écrit Maya en venant l'embrasser puis elles rentrent dans le salon où Claire, Zoé et Thibaut sont en train de finir de déjeuner.- Ça va ? - leur demande Louisa le sourire aux lèvres.- Oui et toi ? Si tu veux manger tu as plateau de prêt dans la cuisine, lui déclare Claire.- Merci, j'ai une faim de louve, lance Louisa. Zoé raconte sa matinée d'école.- Ce matin la maîtresse nous a demandé quelle langue nos parents parlent à la maison ? Je lui ai répondu que Maman parlait des fois chinois et elle m'a punie.Louisa demande à Zoé si elle est la seule à avoir été punie.- Non il y a Dylan aussi mais lui c'est parce qu'il a dit que son père et sa mère ne parlent pas. Elle est bizarre cette maîtresse, je suis pressée que ma vraie maîtresse revienne, au moins elle nous punit pas et elle rigole.- Elle reviendra bientôt elle aussi doit être impatiente de vous retrouver.Claire rassure à son tour Zoé en lui disant qu'elle ira discuter avec la remplaçante dés cet après-midi avant de demander à ses enfants de vérifier qu'ils n'ont rien oublié- Vos valises doivent être prêtes avant de partir à l'école car ce soir on file direct à la gare.Les enfants s'engouffrent dans la chambre pour s'assurer que leurs jeux électroniques n'ont pas été oubliés. Maya rentre dans le salon :- J'ai sport cet après-midi je vais chercher mes affaires à la maison, tu me donnes les clés maman ?Louisa sort le trousseau de clé de son sac posé sur la petite table dans l'entrée de l'appartement et le tend à sa fille. – Je viens avec toi déclare Thibaut avant de monter dans l'ascenseur. Louisa entre dans le salon avec son plateau repas qu'elle pose sur la petite table. Claire l’interpelle :- Alors, ça a donné quoi, tu as réussi à avoir des renseignements ?- Oui j'ai été reçue par un jury qui m'a posé des questions et m'a délivré ce papier, déclare Louisa tout en posant l'attestation provisoire devant Claire. Cette dernière lit le papier et surprise elle déclare :- Tu es admise au brevet ?- Oui, je suis titulaire du brevet d'état !- Waouh! Félicitations, ça se fête ! Tu assures ! - Merci, mais vu comment ça se passe ça pourrait s'appeler le brevet de bêta. Je me suis prise la tête pendant 6 ans pour finir par un entretien stupide, c'est vraiment n'importe nawak. Louisa dévore son plateau tandis que Maya et Thibaut reviennent en déclarant que Tony et Sonia les attendent, on va à l'école avec eux.- Prenez un goûter pour ce soir.Les enfants courent dans la cuisine rejoint par Zoé et pillent la réserve de gâteaux avant de passer leurs blousons et de franchir la porte. Juste le temps pour Claire de subtiliser un petit bisou et les voilà déjà dans l'ascenseur. Claire revient vers Louisa qui mange rêveuse.- Tu vas devenir responsable du groupe, tu as prévenu tes collègues ?- Non je vais y aller cet après-midi. A vrai dire je réalise que je vais travailler à temps plein et que je ne vais plus avoir beaucoup de temps pour moi.- Oui, ça va te changer. Quand tu auras besoin n'oublie pas que je peux garder Maya.- Merci, c'est gentil. Il va falloir que je m'organise, je ne suis pas sûre de pouvoir continuer à m'occuper du collectif contre les OGM.- Travailler plus pour vivre moins ! Voilà ce que nous devons faire pour pouvoir continuer à survivre dans ces apparts minables et cette cité glauque.- Ouais. Louisa est pensive. Louisa s'est arrangée d'un contrat à mi-temps qui lui laisse le temps de participer à la vie associative et de s'occuper de sa fille. Elle ne conçoit pas passer sa vie à travailler. Sans doute aime-t-elle trop la vie et la liberté pour supporter les contraintes du salariat. Elle n'a eu que des petits boulots à mi-temps et a ainsi toujours pu se consacrer aux activités de son choix, sans trop de pression. Louisa a découvert dans la vie associative ce qu'elle espérait possible, des rapports humains sans (trop de) domination. Elle s'investit depuis pour organiser des réseaux d'information, des festivals, des débats citoyens. Dans cette société où tout se vend et s'achète, elle agit pour conserver le droit de s'alimenter sans s'empoisonner et construire un autre vivre ensemble. C'est en priorité aux Sablons qu'elle agit localement en pensant globalement. Louisa rêve, un jour, de quitter ce quartier pour vivre au bord de l'eau, avec un potager, un hamac. Elle rêve de choses simples et essentielles, de choses belles, de choses naturelles.
Envoyé de mon iPadouille

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